En cette première semaine de septembre 2008, j’arrive à New York pour le séminaire que j’organise tous les semestres dans le cadre de l’Institut de Haute Finance dont j’ai la direction. Notre hôtel est sur Times Square, le temps est lumineux, sans un nuage en cette fin d’été. En France, le spectre de la crise des subprimes, commencée un an auparavant, au mois d’août 2017 semble s’éloigner. Une crise immobilière et financière simplement américaine disait-on. La croissance est repartie de plus belle, plus de 3,5 % depuis le mois de juin aux États-Unis, sous l’impulsion de la relance fiscale du Président Bush. Le candidat républicain John McCain est le favori des sondages pour les élections de novembre ; il caracole loin du candidat démocrate encore mal connu, un certain Barack Obama …

Pourtant, en cette période de résultats trimestriels, Wall Street ne bruisse que de nouvelles inquiétantes. Les énormes sociétés hypothécaires Fannie Mae et Freddy Mac sont aidées par l’État, le 7 septembre on use de ce mot incroyable : nationalisation. À la télévision, les débats sont houleux quand sont évoquées des sommes faramineuses, des pertes (sous) évaluées de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Le 10 septembre, la publication des comptes de Lehman Brothers provoque une onde d’effroi. Le plus beau des cinq « joyaux de Wall Street » est en quasi faillite. Les grands patrons de banques que nous rencontrons dans le financial district sont sidérés. Plusieurs rejoignent l’immeuble de la Fed de New York, juste après nos rencontres, convoqués par Henk Paulson. Le secrétaire d’État au trésor gère la panique avec quelques rares consultants ; l’administration Bush est aux abonnés absents, la plupart de ses collaborateurs savent qu’ils devront se recaser dans le privé après l’élection, ils ont anticipé. C’est le pire moment pour le déclenchement d’une crise majeure. Paulson est venu de Washington, il travaille jour et nuit.

La banque J.P. Morgan, sollicitée, se désiste pour renflouer Lehman ; c’est Bank of America qui est réquisitionnée. Nos interlocuteurs sont tous formels : il serait suicidaire de passer par profits et pertes un mastodonte de la taille de Lehman. Mais le jeudi 12, les résultats de Merryl Lynch, un autre des cinq joyaux, sont catastrophiques. Revirement des autorités : Bank of America doit se concentrer sur Merryl. L’heure est grave. Les rumeurs les plus folles courent dans la ville. La presse européenne semble en décalage total. Ben Bernanke, le patron de la Fed rejoint Paulson dans la grande salle de la Fed de New York, accueilli par son gouverneur Tim Geithner.
Le vendredi, devant l’immeuble de la direction générale de Lehman, sur Times Square, en face de notre hôtel, des caisses s’empilent. Les effets personnels des employés. Médusé, je vois plusieurs directeurs généraux que je connais venir prendre leurs affaires en jeans et en polos, comme des voleurs, comme des fuyards. Mes contacts ne peuvent pas croire à la faillite. « Les conséquences seraient incalculables » me lâche l’un des meilleurs connaisseurs de l’univers bancaire mondial.

Le samedi matin, je vais partir pour un voyage éclair au Canada, la banque anglaise Barclays pourrait reprendre Lehman, c’est le soulagement général. Mais le dimanche soir, de retour à New York, j’apprends l’impensable ; Paulson, Geithner et Bernanke ont tourné le pouce vers le bas : Lehman part à la faillite. C’est le début du grand cirque.
La semaine suivante, en pleine tourmente boursière, je rentre à Paris, je commence l’écriture de mon livre : Ceci n’est pas une crise ; juste la fin d’un monde.